[Série Les Millennials] « Enfants de la crise », biberonnés au digital, les 20-30 ans d’aujourd’hui seraient une catégorie à part, estampillée « Millennials » ou « Y ». Réalité sociologique ou fiction marketing ? Retour sur la longue histoire d’une génération sur le point d’être déjà dépassée.

Qui sont vraiment les enfants du millénaire ?
Brumeuse et imprécise, la catégorie „Y” renvoie moins à un groupe social réel qu’à une communauté imaginaire dotée de comportements et de valeurs auxquelles une partie des membres d’une génération s’identifie. Ou du moins à laquelle annonceurs et employeurs s’emploient à « parler » en lui renvoyant une image suffisamment floue pour que n’importe quel être humain aspirant à la « modernité » rêve de lui appartenir. (Crédits : Steve Wilson via Flickr)

Infidèles, narcissiques, égocentriques, pressés, mais exigeants, partageurs, impliqués, engagés… Sur les « Millennials », tant de qualificatifs contradictoires émergent de centaines d’enquêtes, de sondages, d’études marketing et comportementales s’efforçant de leur tirer le portrait, que celui-ci ne ressemble plus à rien. Ici, ils sont nés entre 1977 et 1997. Là, entre 1980 et 2000. Ailleurs, entre 1980 et 1992. Pour d’autres, ils sont ceux « qui n’ont connu que des crises économiques » ou bien ont « grandi avec l’essor d’Internet ». Parfois nommée « Y », « Digital Native », ou affublée du préfixe « Me » ou « Ego », cette génération aux contours décidément flous fait gloser depuis déjà… plus de vingt ans.

Le terme désignant la population née avant le tournant du millénaire apparaît dans une série d’ouvrages parus à partir de 1991. Les chercheurs américains William Strauss et Neil Howe y théorisent un découpage de l’histoire en tranches d’une vingtaine d’années et attribuent aux cohortes nées à ces époques valeurs et comportements archétypaux. Après celle du « baby-boom », puis celle des « X », terme également popularisé par l’auteur canadien Douglas Coupland dans un roman de 1991 baptisé Generation X, intervient celle des « Y » ou « Millennials ». En 2000, Strauss et Howes qualifient cette dernière de « prochaine grande génération », car elle serait susceptible de renouer avec les conduites « héroïques » attribuées à leurs aïeux ayant vu le jour entre la Belle Époque et les Années Folles.

Près de 17 millions de « millennials » français

En retenant leur définition, les « Y » comptent en France près de 17 millions d’individus en 2016. Soit un quart de la population qui sera bientôt plus nombreuse que celle des baby-boomeurs. Et l’est déjà outre-Atlantique. Difficile dans un groupe aussi large de trouver des liens assez forts pour en tirer des codes de comportement évidents. Après tout, quels points communs entre un individu né au début des années 1980, qui a peut-être déjà des enfants, un emploi plus ou moins stable, ou plus rare encore un bien immobilier… et un autre, né quinze ans plus tard et qui vit encore chez ses parents ? Entre un « Millennial » de Levallois-Perret, dans la proche banlieue ouest de Paris, et un autre, de Villeurbanne, de Fos-sur-Mer ou de Cahors ?

Même du côté des professionnels du marketing, le sujet fait tiquer. « C’est un terme que nous entendons presque tous les jours. Tout et son contraire a été dit à son sujet. C’est une catégorie un peu artificielle », reconnaît Xavier Blanc Baudriller, directeur général chez Fjord Group. Dans son domaine, ce sont plutôt les outils numériques utilisés qui peuvent servir de « marqueur générationnel ».

« S’il fallait différencier telle ou telle tranche d’âge, on pourrait par exemple constater que les plus jeunes se sont approprié des outils comme Snapchat ou Instagram ; alors que leurs aînés sont plus attachés aux mails et à Facebook », explique-t-il, marquant une différence entre les « Y » et leurs cadets – les « Z » ! – qui prendront bientôt leur suite dans le coeur des « marketeurs ».

Chasseuse de tendances au sein du cabinet de prospective NellyRodi, Alexandra Jubé dit utiliser ce dernier terme depuis « un an et demi » et « Millennials » depuis cinq ou six ans. « Ce n’est pas toute une génération bien sûr, mais la plus grande partie qui se reconnaît dans certains traits. Être Millennial, c’est moins une question d’âge que de posture. On peut l’être à 69 ans et être très conservateur à 17 ans », estime-t-elle.

Génération perdue ou sacrifiée ?

Brumeuse et imprécise, la catégorie renvoie moins à un groupe social réel qu’à une communauté imaginaire dotée de comportements et de valeurs auxquelles une partie des membres d’une génération s’identifie. Ou du moins à laquelle annonceurs et employeurs s’emploient à « parler » en lui renvoyant une image suffisamment floue pour que n’importe quel être humain aspirant à la « modernité » rêve de lui appartenir. Mais comment se voient ceux qui sont ainsi désignés ? En France, plutôt mal ! Pour une majorité de jeunes interrogés par France Télévisions sur un site lancé en 2013, s’il fallait qualifier cette génération, elle serait d’abord « sacrifiée » puis « perdue » et « Internet ». « Perdue », c’était aussi le qualificatif qu’avait donné Hemingway (né en 1899) à la sienne, ou plus précisément celle de son groupe d’auteurs américains perdus dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Ce Paris est une fête souvent relu et regretté à la suite des attentats du 13 novembre. Lorsque pendant quelques semaines, ceux des terrasses parisiennes, ceux des concerts, ceux d’un peu partout, de tous les âges et de toutes les classes sociales ont parfois pris le nom de « Génération Bataclan ».

Dans ce contexte, est-il franchement judicieux de parler de « Millennials » ? Cette étiquette a-t-elle un sens ? À en croire les sociologues et les RH, qui ont été les premiers, en France, à adopter le terme, cette tranche d’âge peut a minima se définir par un socle commun. Primo, cette génération baigne depuis toujours dans un monde profondément digital.

« Elle est entrée dans l’univers de la connaissance, de la culture, de la communication [permanente, NDLR] », constate la sociologue Monique Dagnaud, à L’Usine digitale. Secundo, elle vit depuis le berceau dans un univers très mondialisé. « Aujourd’hui, il y a sans doute plus de points communs entre un Français et un Japonais de 25 ans, qu’entre un Français de 25 ans et un autre de 50 ans », relève Marianne Urmès, du cabinet de conseil The Boson Project. Et tertio, ces « Millennials », quelle que soit leur origine, évoluent depuis toujours dans un climat de crise et de chômage élevé.

Présentistes et écolos-bobos

Pour beaucoup, ces marqueurs caractéristiques auraient accouché de comportements singuliers. Selon Monique Dagnaud, une grande partie des 20-30 ans sont dans le « présentisme », c’est-à-dire une culture de l’immédiateté.

« S’il y a quelque chose à faire qui survient, on le fait, explique la sociologue. On n’est pas dans le plaisir différé. De plus, comme ils peuvent être sollicités à tout moment, ils sont aussi toujours à la fois dans le monde réel et le monde virtuel, à la fois „là et ailleurs”. »

Pour Marianne Urmès, ce trait, couplé au fait que les entreprises, fragilisées par la crise, n’offrent plus autant de sécurité professionnelle qu’avant sur le long terme, serait à l’origine d’un rapport « moins sacrificiel » au travail. Ce qui signifie, en clair, que beaucoup de 20-30 ans n’imaginent plus comme leurs aînés de passer toute leur vie dans la même société.

« Face à un avenir incertain, ils se projettent moins, et ont intégré la précarité dans leurs projections de vie. C’est pourquoi beaucoup veulent s’épanouir immédiatement dans leur travail », juge Marianne Urmès.

Pour autant, on se gardera bien d’accoler ces traits de caractère aux seuls 20-30 ans. Les générations plus anciennes font elles aussi leur mue digitale. Et la crise ? Les 20-30 ans font avec et ne la connaissent que trop bien. Malgré cela, les marques voient aujourd’hui dans ces « Millennials » une cible toute trouvée pour mettre en place leur stratégie marketing. Ainsi, en décembre 2015, une étude réalisée sous la houlette de l’Essec et de l’institut Nielsen a carrément divisé les « Millennials » en quatre sous-segments pour aider les entreprises à mieux les « conquérir ».

Il y aurait ainsi les « écolos authentiques » pour lesquels « la responsabilité sociale des entreprises » serait un vrai plus. Mais aussi les « bobos », sensibles à « la technologie » ou à Instagram. Ou encore les high-tech, fans d’Apple et de Twitter, et qui n’auraient que faire de l’« alimentation bio ou artisanale ». Et enfin les « économes », en quête de « promotions » et peu sensibles à « un esprit fun et décalé ». Imaginer des étiquettes pour mieux façonner des campagnes commerciales, c’est l’un des principes mêmes du marketing. Les « Millennials », vus sous ce prisme, ne font pas exception.

http://www.latribune.fr/economie/france/qui-sont-vraiment-les-enfants-du-millenaire-567991.html