Les Allemands doivent accepter un budget européen, financé par une taxe carbone (Michel Aglietta)
Michel Aglietta. (Crédits : Reuters)

 

Pour Michel Aglietta, conseiller scientifique au CEPII*, les Allemands doivent savoir ce qu’ils veulent: ils ne peuvent participer à la COP21 et refuser éternellement une politique crédible d’investissement européen en faveur de la transition énergétique. Celle-ci passe par la refonte de la gouvernance de l’Europe, la création d’un budget européen, financé par une taxe carbone, et garantissant des prêts à l’investissement „vert”.

LA TRIBUNE – Dans votre livre*, La Monnaie entre dettes et souveraineté, vous insistez sur le caractère de contrat social que recouvre la monnaie. Mais notre monnaie, l’euro, dispose-t-elle de cette dimension ?

MICHEL AGLIETTA – Dans deux ouvrages, j’ai déjà mis en avant l’idée de l’incomplétude de l’euro si l’on considère, dans la lignée de plusieurs penseurs, d’Aristote à Foucault en passant par Keynes, que la monnaie est un contrat social institutionnalisé par la souveraineté. Il manque à l’euro l’attribut de la souveraineté. Que l’on songe à la Réserve fédérale aux Etats-Unis : elle est régie par une charte issue de la constitution. C’est pourquoi le Congrès peut changer et a déjà changé la charte de la Fed et c’est aussi pourquoi le Congrès exerce un contrôle a posteriori sur la Fed. Il lui assigne sa mission de réaliser le plein emploi et de maîtriser l’inflation. L’indépendance de la Réserve fédérale est donc une indépendance d’agir: elle traduit cette mission en objectifs opérationnels chiffrés, elle détermine et met en œuvre les moyens de les atteindre. L’indépendance implique capacité de décision discrétionnaire, de manière à ce que la politique monétaire soit protégée de tout pouvoir arbitraire, donc de l’influence du lobby financier. Dans cette conception la banque centrale reçoit sa légitimité de la souveraineté.

En zone euro la BCE n’est pas légitimée par une souveraineté, qui n’existe pas à la dimension de l’espace monétaire ; d’où les critiques perpétuelles émanant de tel ou tel gouvernement national. En l’absence de légitimation par le souverain qui définit les rapports de la banque centrale et de l’État en tant que puissance exécutive, le traité de Maastricht a autonomisé complètement la politique monétaire. La BCE dispose d’une garantie juridique mais ne peut s’appuyer sur une puissance politique capable de définir une politique budgétaire pour la zone euro. Il n’existe donc pas de « policy mix », c’est-à-dire une combinaison de moyens budgétaires et monétaires à l’échelle de l’espace de l’euro pour guider de manière équitable les ajustements des budgets des pays membres dans le cadre d’un objectif de croissance et d’emploi pour toute la zone.

C’est, du reste, un trait que l’on retrouve souvent dans l’Union européenne de combler ses manques par le développement du droit,  et c’est ce qui explique cette surabondance des règles juridiques. L’euro est donc un objet monétaire qui n’existe nulle part ailleurs. C’est bien une monnaie commune pour les marchés, puisqu’il existe un système de paiements unique. Durant la crise de la zone euro, alors que l’ensemble de la zone euro était fractionné, la banque centrale, par le système de paiements, le fameux système Target 2, a injecté de la liquidité interbancaire et a permis de maintenir l’activité, alors que l’espace financier supposé unique juridiquement se fractionnait par repli des banques à l’intérieur de leurs pays d’origine. On a donc un curieux hybride : un système de paiement unifié, mais une monnaie étrangère aux États.

C’est pourquoi il est possible dans la zone euro, comme on l’a vu dans le cas de l’Irlande, de Chypre ou de la Grèce, de menacer un État membre de le priver de sa propre monnaie ?

Oui, car les États n’ont plus leur monnaie. En cela, l’euro se rapproche un peu de l’étalon-or : c’est une monnaie étrangère avec un taux de change fixe, même s’il existe un système de paiement unique. Cette absence de liens entre la banque centrale et les gouvernements prive l’euro d’une partie importante du rôle de la monnaie, et notamment de son interaction avec la dette publique qui, rappelons-le, est le lien des individus au collectif, en ce que la dette publique est la contrepartie du capital collectif dont dépend le vivre ensemble. Dans ce contexte, la politique budgétaire est, dans la zone euro, soumise à une contrainte unilatérale qui pèse sur les pays sans qu’il n’existe de coordination des politiques économiques. Pour la BCE, la tâche est aussi fort malaisée car elle ne connaît pas à l’avance ce que sera la politique budgétaire agrégée de la zone euro.

Et, en cas de crise, la BCE doit transgresser ce « carcan » qui lui est imposé ?

La BCE, dans un tel système, ne peut garantir la dette publique en la mettant hors de l’emprise d’un marché déboussolé par le stress et la contagion. Elle ne peut donc pas être le prêteur en dernier ressort de l’ensemble du système financier européen supposé unifié. Or le prêteur en dernier ressort est l’acte de souveraineté par excellence dans le registre de la banque centrale. Lorsque le marché ne fonctionne plus, la dette publique est alors dégradée au rang de dette privée. On a pu le remarquer dans le cas de la Grèce : la contagion est alors rapide entre les marchés de dettes. Immédiatement se dresse un risque systémique de rupture de l’espace monétaire. Pour la BCE, il y va de sa propre identité. Elle a donc alors été contrainte de violer les règles de Maastricht. A partir de 2011, la Banque centrale a d’elle-même, pour des raisons supérieures d’intégrité de l’espace, violé l’interdiction de venir au secours des États.

La gouvernance de la zone euro est donc défaillante ?

Dans ce mode de gouvernance, les États ne recherchent que leurs intérêts nationaux par des compromis qui sont en permanence remis en cause. Et c’est ici qu’apparaissent les différences de fond de la conception politique de l’économie, notamment entre la France et l’Allemagne. On a ainsi lancé l’union bancaire, qui est nécessaire, mais l’on s’est arrêté au milieu du gué parce que les Allemands ne veulent pas de la garantie des dépôts commune.

Comment, alors, avancer dans la construction européenne ?

Dans le cadre actuel, il me semble que l’on ne peut plus avancer par des mesures à la marge, il faut reconstituer la gouvernance de l’Europe. Face à cette tâche, certains estiment qu’il n’existe que des souverainetés nationales et qu’il faut donc en finir avec l’euro. D’autres estiment qu’il faut un niveau hiérarchique supérieur de souveraineté, un Etat fédéral qui placerait les Etats nations dans une logique de subordination. Pour ma part, je défends l’idée de souverainetés enchevêtrées, notamment dans le domaine budgétaire.

Le rapport Werner de 1970 partait d’ailleurs de la coopération budgétaire pour renforcer l’intégration de la CEE. C’est avec le rapport Delors de 1989 que l’on a inversé les priorités et commencé par la monnaie unique associé à la formation d’un marché financier unique.. C’est un changement complet d’idéologie qui s’est fondé sur le principe d’un marché financier efficient. Mais comme la finance n’a pas la propriété d’efficience qu’on lui prête, la zone euro est devenue un espace où il est difficile de fonctionner avec des taux de change fixes.

Qu’entendez-vous par des « souverainetés enchevêtrées » ?

Les États resteraient souverains, mais dans les domaines cruciaux pour l’unité de l’espace de l’euro, il doit y avoir une puissance publique européenne légitime démocratiquement. Je constate qu’il y a un débat sur la réforme de la zone euro. On est dans une phase de recherche qui s’appuie sur le rapport des cinq présidents. Mais c’est une démarche évolutive. Cela doit évidemment débuter par un budget commun. Pour un État fédéral, le budget devrait atteindre 20 % du PIB, mais pour un budget dans le cadre de souverainetés enchevêtrées, 5 % du PIB paraît suffisant. Il faudra cependant qu’une commission de la zone euro du parlement européen surveille ce budget et soit capable de lever l’impôt et d’émettre de la dette européenne. Deux déficiences majeures de la zone euro requièrent une autorité publique européenne : la stabilisation des économies des pays membres et la production des biens publics européens, donc les investissements d’intérêt commun.

Ceci pourrait amener à construire une politique économique efficace ?

A partir d’une politique de stabilisation commune, on pourra déterminer comment les politiques budgétaires nationales doivent s’imbriquer. La crise récente a montré la nécessité d’une politique de stabilisation des cycles économiques en Europe. S’il n’y a pas de forces budgétaires communes, les vulnérabilités financières créent un effet récessif durable et une opposition entre créanciers et débiteurs au niveau des Etats qui accentue encore le problème. La politique économique de la zone euro depuis 2010 a conduit à une augmentation massive de l’excédent extérieur qui est passé de 0 % à 3 % du PIB, avec de forts déséquilibre internes puisque l’excédent courant de l’Allemagne est passée au-dessus de 8 % du PIB allemand. Ceci conduit à des ajustements déflationnistes dans les pays déficitaires. Le caractère unilatéral des ajustements conduit au mieux à une croissance molle dans la zone euro pour une durée indéterminée, car les comportements des agents privés s’adaptent à sa perpétuation.

L’alternative, c’est pour les pays d’avoir des contraintes budgétaires impossibles à tenir. Lorsque j’étais membre du Haut Conseil en Finances Publiques, j’ai pu constater que la croissance était toujours beaucoup plus faible que ce qui était anticipé par la Commission européenne. Il fallait donc à chaque fois courir en permanence après un solde budgétaire dégradé par rapport aux attentes et comme tous les pays devaient le faire en même temps, on a connu cette politique d’austérité qui a entraîné l’Europe vers le bas. Il faut donc une coordination des budgets nationaux qui pourrait être décidée par un Trésor européen.

Après une analyse de la situation macroéconomique européenne, cette organisation pourrait évaluer ce que devrait être la taille du budget européen pour les investissements et la stabilisation. Ces recommandations devraient ensuite être validées par une commission zone euro du parlement européen qui donnerait des recommandations fournissant un guide à l’élaboration des budgets nationaux. La politique budgétaire opérerait donc dans le cadre d’une double souveraineté européenne et nationale.

Mais on sait que l’Allemagne est opposée à cette évolution, du moins tant que les Etats de la zone euro n’ont pas « achevé de se réformer », c’est-à-dire, tant qu’ils ne sont pas précisément tous en excédent. Comment alors avancer dans la direction que vous souhaitez, malgré tout ?

L’Allemagne a tiré le plein-emploi de sa participation à la zone euro. Ce plein-emploi s’est constitué sur une demande intérieure faible et une partie non négligeable de son excédent courant s’est dirigé hors de l’Europe grâce à une compétitivité renforcée par le taux de change de l’euro.  Le succès allemand a « enfoncé » ses partenaires européens pour construire ce plein-emploi. L’Allemagne a donc bénéficié de transferts implicites considérables qui disparaitraient par appréciation massive de sa monnaie (20 à 30% contre le dollar) si elle devait rétablir le Deutsche Mark. Les dirigeants et la population allemande tiennent à ce que ces transferts demeurent unilatéraux.

La situation est cependant en train de changer.. La demande externe de produits allemands va reculer avec la baisse des besoins d’équipement des émergents. L’excédent allemand va sans doute se contracter. L’économie allemande pourrait donc se concentrer à nouveau sur sa demande intérieure. La création d’un salaire minimum et l’arrivée d’un million de réfugiés – qui est une sorte de « mini-réunification » au regard du défi à relever – est un cocktail qui pourrait conduire à une évolution de la position allemande.

Cela suffira-t-il ? Une vraie politique d’investissement n’est-elle pas nécessaire ?

 Absolument. Je défends l’idée d’allier investissement et transition énergétique en faisant du budget européen une puissance publique, celle d’un investisseur en dernier ressort. La COP21 a introduit l’idée de valeur sociale du carbone ; il faut que ce dossier avance. Dans les milieux financiers, une prise de conscience a lieu. Des clubs d’investisseurs institutionnels se forment et s’interrogent : comment passer du portefeuille de marché actuel à un portefeuille «  2°C» ? Cela suppose des changements très profonds dans les allocations d’actifs, et cela influera fortement sur les stratégies d’entreprise.

Il faut que les milieux financiers voient le danger pour eux-mêmes de l’inaction en matière environnementale. Les investisseurs ayant un horizon suffisamment long parce que leur passif est long (fonds de retraite, fonds souverains, assureurs) vont comprendre que la valeur de leur actif est menacée par la vision court-termiste qui reste de mise aujourd’hui. C’est un allongement d’horizon des acteurs financiers que peut permettre un plan européen de cinq ans d’abattement d’un montant objectif de carbone, plan soutenu par un budget européen. Créer des actifs carbone de valeur sociale reconnue par la définition souveraine d’une valeur de référence du carbone entrant dans le calcul des rendements des porteurs de projets d’investissement réel bas carbone entraînerait cet allongement d’horizon. Il faut changer la mentalité de la finance, pour que la structure financière change.

A cet égard, les banques publiques de développement et d’investissement devront prendre une importance grandissante. Il faut re-fabriquer une finance dont ces banques deviennent le pivot.
Et la Banque Européenne d’Investissement (BEI) ? Ne pourrait-elle pas jouer ce rôle ? Que fait-elle ?

Elle commence à jouer ce rôle de banque de développement, avec le plan Juncker…

Mais on est très loin de ce qui serait nécessaire… Alors même qu’il serait très facile de mettre en place un financement monétaire de ces nouveaux investissements, sachant que la Banque Centrale Européenne peut racheter jusqu’à 50% de la dette émise par la BEI…

Absolument, on n’est pas à l’échelle des besoins. Il faut constituer un réseau, des liens entre toutes les banques de développement nationales avec la BEI, qui en serait le leader. Ce qui est primordial, c’est la garantie publique : c’est toute la fragilité du plan Juncker.

Ce qu’il faudrait, c’est un budget européen fonctionnant en garantie de ces banques de développement, qui ont l’avantage de l’expertise du financement de projets. Ces banques de développement pourraient même faire jouer l’effet de levier, en prêtant à des banques qui elles-mêmes prêteront pour financer des investissements verts.

Comment financer ce budget européen ?

Il faut faire monter le prix du carbone. Une taxe carbone, levée par le parlement européen devenant un vrai parlement, aurait du sens. Nul besoin dans ce cas de retirer des impôts aux pays membres. Cette taxe carbone financerait donc des garanties de prêts destinés à l’investissement dans les énergies propres, ce qui ne serait pas sans cohérence.

Mais une garantie des Etats serait aussi nécessaire. Les Allemands ne sont pas vraiment prêts à l’accepter…

Les Allemands ont participé à la COP21 , il faut qu’ils sachent ce qu’ils veulent. S’ils refusent des politiques crédibles, concernant un problème qui n’a rien de national, puisqu’il s’agit d’un bien public global, s’ils refusent d’aller en ce sens, alors effectivement, rien ne peut fonctionner. Or ils se sont lancés unilatéralement dans le développement des énergies renouvelables hors de toute coopération avec leurs partenaires ; ce qui a fortement perturbé les équilibres énergétiques en Europe.

A cet égard, il faut faire évoluer l’idéologie profonde qui inspire encore les responsables politiques. C’est une question de fond : comment avancer sans faire sauter ce verrou ?

Si vous étiez Mario Draghi, que feriez-vous ? Aller plus loin dans les politiques non conventionnelles, cela ne risque-t-il pas de créer des problèmes supplémentaires ?

Est-il possible de rendre le QE plus efficace ? Il faudrait que le QE porte non pas sur des titres existants, qui traduisent une activité économique passée, mais sur des investissements nouveaux. La Banque centrale doit financer l’innovation. Si l’on se penche sur l’histoire monétaire, on voit de nombreux exemples de financement de l’investissement par création monétaire. Le New deal, a été financé ainsi, il n’aurait pas été possible sans cela alors que les banques avaient été dévastées par trois vagues de faillites successives entre 1930 et 1933…

Au milieu du XIXè siècle, sans les aides massives pour la construction des chemins de fer, ceux-ci n’auraient pas existé. Il faut bien voir qu’avec la mentalité d’aujourd’hui, on n’aurait jamais construit les chemins de fer, à l’origine de l’économie urbaine, des marchés, du développement économique. Ne pas comprendre que les investissements d’infrastructure ont des retombées considérables sur toutes les activités et qu’à un coût du capital nul pour la puissance publique, c’est vraiment rester aveugle. Lorsqu’un investissement est socialement rentable, son financement est un transfert inter temporel de valeur qui produit un capital collectif supérieur à la dette. C’est en terme de bilan de la puissance publique, non pas en rapportant la dette publique brute au PIB d’aujourd’hui, qu’il faut raisonner.

Si la BCE pouvait monétiser des titres achetés sur la base de nouveaux investissements, l’effet multiplicateur serait bien plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui.

La crise n’est pas qu’européenne…

En effet, nous sommes plongés dans une crise de la finance globale, liée à une expansion extraordinaire des dettes, accentuée par les politiques de Quantitative easing (QE) décidées par les banques centrales pour régler la première crise, celle de 2008. Ces QE ont en fait contribué à propager la crise tout en évitant qu’elle se transforme en dépression catastrophique. La situation actuelle se caractérise donc par un excès d’endettement généralisé, des surcapacités de production, une baisse de la rentabilité du capital au sein des pays exportateurs de pétrole et en Chine -ce n’est pas rien-, et au total un retour de l’instabilité financière. Celle-ci se traduit par les hésitations de la Fed, sur sa politique.

Dans les années 1970, les Américains pouvaient dire « le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». On le constate, les taux d’intérêt américains et les cours boursiers étaient indépendants des taux d’intérêt et des cours boursiers dans les autres pays. La politique économique américaine déterminait unilatéralement la conjoncture dans les pays qui n’étaient pas isolés par des contrôles de capitaux étanches.

Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. On change de monde. La BCE et la Fed peuvent objectivement se trouver dans des situations contradictoires. La Banque centrale européenne n’est pas parvenue à relancer le crédit, elle cherche donc à obtenir une croissance et une inflation plus soutenues via une nouvelle baisse de l’euro face au dollar. Mais La Fed a décidé de contrer ce processus. Car elle ne peut pas prendre le risque d’une déstabilisation supplémentaire des pays émergents via la hausse du dollar. Gonflés de dettes en dollars -des dettes d’entreprises-, ces pays ont tout intérêt à ce que le dollar baisse. C’est pourquoi la politique monétaire américaine est hésitante, alors que la conjoncture interne aux Etats-Unis plaide sans ambigüité pour une hausse des taux d’intérêt.

Le dollar devient donc le problème des Etats-Unis ?

Absolument. Cependant, il y a encore à ce sujet un clivage à l’intérieur de la Fed. Il existe des « nationalistes », estimant que la banque centrale américaine doit rester sur sa logique habituelle, préoccupée surtout par la situation interne de l’économie. Si l’on retient cette option, une hausse des taux d’intérêt est possible, sans aucun problème. Si l’on reprend les anciennes fonctions de réaction des banques centrales au contexte économique, il ne fait aucun doute que la Fed devait remonter ses taux, depuis décembre. Et qu’elle devrait continuer. La consommation va bien, tout comme les créations d’emplois…

Les « internationalistes », eux, ne sont pas d’accord. Ils soulignent que l’instabilité financière mondiale, liée à l’imbrication des réseaux de dette et de financement, crée des vulnérabilités partout, y compris dans le secteur financier américain. En conséquence, la Fed doit être très attentive à ce qui se passe à l’étranger. La taille de l’économie chinoise suffit à faire basculer dans ce nouveau schéma. On change de monde, structurellement.

Les pays industriels ne sont-ils pas plongés dans ce qu’on appelle une « stagnation séculaire » ?

Je le pense, mais je pense aussi que cette stagnation séculaire ne tient pas d’abord à des facteurs souvent cités, comme une démographie moins dynamique, une productivité ralentie, une innovation moins productive… Je vois plutôt les choses sous l’angle financier. Nous sommes toujours dans la crise financière inaugurée en 2008.
Si l’on compare les phénomènes actuels aux grandes crises systémiques du passé, celle de la première globalisation 1873-1896 et la grande dépression de 1929 à 1948, interrompue par la guerre, on voit des similitudes. Des rebonds ont eu lieu, puis des extensions de la crise. Le krach de 1929 n’a été que le début de la crise, elle s’est approfondie en 1931, puis en 1933. Nous sommes entrés dans la troisième phase de la crise systémique de la finance globalisée, celle de l’extension mondiale après son déclenchement aux Etats-Unis en 2007-2008 et sa propagation en Europe en 2011-2012.

Propos recueillis par Ivan Best et Romaric Godin

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Michel Aglietta est professeur émérite de sciences économiques à Paris 10, conseiller scientifique au CEPII. C’est un spécialiste d’économie monétaire internationale et du fonctionnement des marchés financier

(*) La monnaie, entre dettes et souveraineté, par Michel Aglietta, en collaboration avec Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, Editions Odile Jacob Economie (avril 2016), 460 pages,  29,90 euros

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