La Tribune : Estimez-vous que l’accident du lanceur Falcon 9 aura un impact sur le modèle SpaceX ?
Jean-Jacques Dordain : Des accidents de lanceurs, j’en ai connu beaucoup mais heureusement bien plus de succès . SpaceX en a eu un nouveau quinze mois après celui de juin 2015. Mais cet accident n’aura pas un impact sur le modèle développé par SpaceX. Cela va tout au plus retarder le lancement suivant et introduire un écart de temps dans l’exploitation de Falcon 9. Les ingénieurs de SpaceX sont des ingénieurs sérieux. Ils vont étudier les causes de l’échec, les corriger, et, enfin, repartir. Je n’ai pas connaissance d’un échec, qui ait signifié la fin d’un programme à l’exception des fameux lanceurs soviétiques N dédiés à la conquête de la Lune.
Les Européens peuvent-ils rattraper une partie de leur retard sur SpaceX grâce à cet accident ?
Un échec dans l’espace n’est jamais une bonne nouvelle pour l’ensemble du secteur et il ne faut jamais essayer de bâtir des succès sur les échecs des autres. Il faut que nous Européens, nous bâtissions nos succès sur nos propres forces. Si on veut innover, il faut prendre des risques. Et si on prend des risques, on n’est pas à l’abri d’un échec. L’échec n’est pas un arrêt, il fait parti du progrès. On apprend toujours beaucoup d’un échec. Mais quoi qu’il arrive, il ne faut pas qu’Ariane 6 arrive en retard. Il faut même avoir Ariane 6 le plus vite possible.
Que vous inspire les exploits de SpaceX en matière de réutilisation ?
Ramener un étage sur une barge me bluffe. C’est spectaculaire. Il faut en outre contrôler la trajectoire de l’étage qui redescend. C’est grand !
Les Européens pourraient-ils le faire ?
Oui. Il faut avoir des moteurs qui se réallument et que l’on puisse contrôler. En outre, il faut développer des capacités software pour pouvoir contrôler la trajectoire du lanceur au moment de la descente. Mais au final il n’y a pas de véritables ruptures technologiques. Maintenant est-ce qu’il faut le faire ? L’aspect économique est à prendre en compte. On ne fait pas un lanceur réutilisable pour la beauté technique, on le fait pour qu’il coûte moins cher. Aujourd’hui l’équation économique reste en débat. Car il y a plusieurs façons de diminuer les coûts d’un lanceur. La première façon est d’avoir une organisation verticale comme SpaceX. Ce n’est pas facile à faire en Europe où il y a des sites industriels qui sont dédiés. Deuxièmement, augmentation de la cadence de production. Il est clair que plus vous produisez des lanceurs, moins ils coûtent chers. Enfin, la troisième solution c’est la réutilisation.
C’est le choix de SpaceX…
… Entre cadence de production et réutilisation, cela se discute. C’est le choix de SpaceX mais je ne pense pas qu’il y ait une seule solution pour diminuer les coûts.
De toute façon, les opérateurs comme SES veulent trois lanceurs fiables. Est-ce finalement un faux-débat puisqu’Arianespace obtiendra toujours des lancements ?
Quand je discutais en tant que directeur général de l’ESA avec les utilisateurs d’Ariane 5, ils avaient besoin de deux lanceurs. Ils estiment maintenant qu’il vaut mieux en avoir trois. Mais pourquoi pas quatre, etc… ? Ce qui intéresse les opérateurs de télécoms, c’est d’être sûr de trouver à tout moment un lanceur fiable et à bas prix. C’est leur seul objectif. Mais pour avoir trois lanceurs à disposition, il faut garantir leur existence. Et un lanceur fiable n’existe que s’il est lancé et suffisamment de fois par an. Qui prend alors la responsabilité de maintenir un, deux ou trois lanceurs fiables et disponibles dans le monde ? Les opérateurs sont-ils prêts à assurer cela ? La compétition est toujours préférable à condition d’avoir les moyens de faire vivre les compétiteurs. Contrairement aux Etats-Unis, qui entretiennent quatre lanceurs (Delta, Atlas, Falcon 9 et Antares), l’Europe n’a pas le marché suffisant pour maintenir autant de compétiteurs.
Ariane 6 sera-t-elle à l’heure ?
Je reste persuadé qu’il est possible d’avoir un lancement d’Ariane 6 en 2020. Il faut se rappeler qu’Ariane 1 a été décidée en juillet 1973 et a volé en 1979. Donc ce qu’on a été capable de faire au 20e siècle, on devrait pouvoir le réaliser au 21e siècle puisqu’Ariane 6 a été décidée en 2014. Voler en 2020 me semble tout à fait réalisable sur la base de ce que j’ai connu sur Ariane 1.
D’autant plus que sur Ariane 6, il n’y pas de ruptures technologiques.
On utilise effectivement des moteurs qui existent . Ariane 6 est le meilleur lanceur que l’on pouvait développer rapidement. Le calendrier était un élément essentiel. L’autre spécification très forte sur Ariane 6 est de diminuer les coûts par deux. D’où le changement de gouvernance. Développer un lanceur pour 2025 sans réduction de coût, cela ne servait à rien.
De façon générale, les industriels européens prennent de moins en moins de risques…
Mais il y a des industriels qui prennent des risques. Prendre des risques avec de l’argent public est un problème si au bout du compte il y a un échec. Vous êtes considéré comme un criminel parce que vous avez gaspillé l’argent du citoyen. En revanche, quand vous avez un échec avec de l’argent privé, vous êtes un héros parce que vous avez osé. Elon Musk a pris des risques et il a eu des échecs mais il a innové. Airbus innove également avec Airbus Innovation, un fonds qui investit dans des start-ups en Californie.
L’Europe n’a-t-elle pas trop peur de l’échec et le sanctionne-t-elle trop ?
Innover est aujourd’hui le verbe le plus populaire en Europe mais innover sans prendre de risque est antinomique. Si l’Europe veut être la première, il faut qu’elle innove. Pour innover, il faut prendre des risques. Avec l’ESA , l’Europe a été la première à se poser sur Titan et sur une comète, à donner la lumière fossile après le big-bang etc… Il fallait prendre des risques. Il ne faut donc pas redouter l’échec, qui est la pire des choses. Par contre il faut toujours refuser l’échec.
Mais pourquoi aux Etats-Unis, tout est possible ?
Il y a plusieurs explications possibles dans le domaine spatial. Les investissements publics sont quasiment sept à huit fois supérieurs qu’en Europe. Cela donne une source de marchés et une source technologique qui permet à l’investisseur privé de tirer bénéfices des investissements publics. Le monde de l’internet, qui est essentiellement américain, s’intéresse à l’espace. Et puis, il y a un état d’esprit aux Etats-Unis, qui est dû à son histoire. On entend dire que c’est toujours mieux aux Etats-Unis, en Californie mais il faut relativiser. Il se passe un tas de choses en Europe. Je travaille par exemple pour le Luxembourg sur une initiative des ressources spatiales, qui attire les Américains. Bien sûr l’Europe doit faire plus mais elle se bouge.
Que faut-il faire pour que l’Europe se bouge plus ? Est-ce un problème de gouvernance ?
La compétitivité d’aujourd’hui est la lumière du passé. Si l’Europe est compétitive aujourd’hui, c’est grâce aux investissements réalisés il y a cinq ou dix ans. C’est aujourd’hui qu’il faut travailler la compétitivité de demain et pour rester compétitif il faut constamment s’améliorer. L’Europe est compliquée avec l’empilement du cadre national, du cadre intergouvernemental, du cadre communautaire et, sans oublier, le cadre régional. Mais quand j’étais directeur général de l’ESA, j’estimais que c’était une perte de temps de vouloir la simplifier. Il valait mieux utiliser sa complexité, qui peut avoir également ses avantages et ses richesses. Le paysage industriel, qui bénéficie en grande partie de l’investissement public, est à l’image de la sphère spatiale publique. Il y a bien sûr là-aussi matière à amélioration. Mais amélioration ne se résume pas à concentration et verticalisation. La compétition intra-européenne est aussi un facteur de compétitivité.
Où en est votre projet d’attirer des acteurs non spatiaux dans l’espace ?
Ce projet sera une amélioration importante pour la filière spatiale. Aux Etats-Unis, c’est surtout le monde de l’internet qui s’intéresse à l’espace. Mais il faut que les grands industriels du monde des matières premières et de la transformation des matières premières s’intéressent aux ressources spatiales. Il arrivera un jour où les Hommes auront épuisé une partie des matières premières sur Terre, ou il sera de plus en plus difficile de les extraire sans impact environnemental. Il faudra aller chercher des ressources dans l’espace et les exploiter dans l’espace. Je travaille avec de grands industriels du monde des matières premières, qui commencent à avoir de l’intérêt sur ce projet. L’espace fera partie de l’économie de la Terre.
Quels sont les industriels avec lesquels vous discutez ?
Tous les industriels qui détectent et extraient les ressources sur Terre, y compris en off-shore, et ceux qui transforment les matières premières. Au Luxembourg, il y a ArcelorMittal. L’arrivée de ces grands acteurs peut modifier de façon importante le paysage spatial. Ils sont intéressés. Mais il y a encore une marge entre l’intérêt qu’ils ont et les investissements possibles. Il faut continuer à travailler. Il y a également des investisseurs financiers importants qui s’intéressent à l’espace. Donc le paysage spatial va changer en très peu de temps, vous le verrez.
Avez-vous d’autres projets ?
J’espère bien contribuer à faire travailler ensemble Chinois et Américains sur des projets spatiaux. J’y travaille. On y arrivera sur quelques sujets bien choisis. Car ils peuvent avoir des ennemis communs. La meilleure façon de coopérer est d’avoir des ennemis et c’est ce qui cimente les coopérations. Même les Américains et les Chinois ont des ennemis communs comme les astéroïdes ou les débris spatiaux. Le jour où les Hommes manqueront de matières premières sur Terre, il faudra bien qu’Américains et Chinois unissent leur force.
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